2002, dans un restaurant de Naples, Filippo Scalfaro accomplit sa
vengeance : il poignarde au ventre un client puis, le couteau sur la
gorge, il le force à l’accompagner dehors, le fait monter dans une
voiture, prend la direction du cimetière. Parvenu là, il le traîne
jusqu’à une tombe et lui en fait déchiffrer l’inscription. Puis il lui
tranche les doigts des mains et le laisse là, saignant et gémissant.
1980, dans les rues encombrées de Naples, Matteo tire par la main son
fils et se hâte vers l’école. A un carrefour, soudain éclate une
fusillade. Matteo s’est jeté à terre, couchant contre lui son petit
garçon. Quand il se relève, il est baigné du sang de l’enfant, atteint
par une balle perdue.
2002, après un dernière visite à “tante Grace”, prostituée et travesti
qui l’a vu grandir, celui qui a accompli sa vengeance peut enfin
quitter Naples et, roulant vers le Sud, partir à la recherche des
siens, disparus depuis l’époque du grand tremblement de terre.
1980 : le deuil a édifié peu à peu un mur de silence entre Matteo et sa
femme Giuliana. Matteo ne travaille plus. Toutes les nuits, il roule
dans son taxi à travers les rues de Naples, sans presque jamais prendre
de client. Il sait bien ce que Giuliana attend de lui : qu’il retrouve
et punisse le responsable. Mais il en est incapable. Un soir, les
circonstances le conduisent dans un minuscule café-bar, où il fait
notamment la connaissance d’un Professeur qui tient d’étranges discours
sur la réalité des Enfers et la possibilité d’y descendre…
On dit parfois d’un écrivain qu’on l’aime parce qu’on s’est attaché à
son univers. Epique et sonore, tragique ou inspiré, celui de Laurent
Gaudé comporte tout un monde de ténèbres. Dans les guerres, la pauvreté
ou l’exil, l’auteur cherche à faire entendre la dimension solaire dont
chaque personnage — habité par sa parole, son vouloir, et comme porté
par une incantation à son destin — illumine sa propre trajectoire. Si
le thème de la vengeance est présent dans La Porte des Enfers, il n’en
constitue pas – loin s’en faut – le motif principal, car la fiction
s’en empare pour explorer de tout autres territoires.
C’est dans la conscience de ses deuils personnels que Laurent Gaudé
interroge ici la part de vie que nos morts nous volent, mais aussi la
part de présent ou d’avenir que nous leur rendons par nos pensées.
Ainsi peut s’entrouvrir la porte des Enfers et – comme le raconte dans
ces pages le vieux Professeur pasolinien – s’accomplir le rêve de
Frédéric II : descendre dans les abîmes, affronter la Mort sur son
propre terrain.
Mais dans l’histoire de Matteo, de Giuliana et de leur fils, dans la
lente dérive ou la brutale disparition comme dans les expériences des
autres personnages aux prises avec leurs enfers personnels, c’est aussi
la force du lien (amical autant que familial) qui se confronte à la
séparation, à la peine ou au ressentiment.
Rythmé, puissant et captivant, le nouveau roman de Laurent Gaudé
revisite le mythe d’Orphée pour opposer à la finitude humaine la foi
des hommes en la possibilité d’arracher un être au néant.
Télécharger